Sincèrement ami-lecteur, je suis particulièrement contente de te retrouver pour le deuxième épisode de Culture & Confiture médiévales… Bien entendu cette chronique sera la suite de la précédente et même s’il n’est pas indispensable d’avoir lu cette dernière pour comprendre ce que je vais te raconter aujourd’hui, n’hésite pas à aller découvrir le premier article de cette série si ce n’est déjà fait…
Toi, maître orfèvre sous Saint-Louis
Jouons un peu ami-lecteur… Cette fois encore, je vais te demander un peu de créativité… Imagine… Tu habites la France de Saint-Louis, nous sommes en 1247 et tu fais parti d’une famille importante. Tu y es ? Tu te prénommes Ascelin et ta grande fierté c'est ton statut de maître orfèvre. Si tu es une demoiselle, disons que tu es l’épouse de ce dernier. Ton prénom ? Mahaut. Ouais ça claque… Sérieusement tu as plutôt de la chance Ascelin/Mahaut, Paris est alors une belle ville. D’ailleurs le gros œuvre de la nouvelle cathédrale, Notre-Dame de Paris, est terminé depuis deux ans… Et la Guerre de Saintonge est déjà loin.
Oui, Ascelin, la vie est assez belle pour toi. Sauf que tu ne parles pas le français tel que nous le connaissons. Ben nan… Là, si tu as lu le premier épisode de Culture & Confiture médiévales, tu penses peut-être parler la langue dont je donnais un extrait. Du genre Pro deo amur et pro christian poblo et nostro commun saluament d'ist di en avant, in quant Deus savir et podir me dunat, si salvarai eo cist meon fradre Karlo, et in aiudha et in cadhuna cosa, si cum om per dreit son fradra salvar dift, in o quid il mi altresi fazet et ab Ludhernulplaid nunquam prindraiqui meon vol cist meon fradre Karle in damno sit.
Langue qui a quand même vachement de points communs avec le Latin, langue des lettrés, juristes et savants. Sauf que depuis 842, les langues romanes ont bien évolué. Maintenant on parle ce qu’on appelle communément l’ancien français et qui correspond aux langues parlées dans la moitié nord du territoire français. Voilà ce que le même extrait donne en ancien français : Por dieu amor et por del crestiien poeple et nostre comun salvement, de cest jorn en avant, quan que Dieus saveir et podeir me donct, si salverai jo cest mien fredre Charlon, et en aiude, et en chascune chose, si come on par dreit son fredre salver deit, en ço que il me altresi façet, et a Londher nul plait onques ne prendrai, qui mien vueil cest mien fredre Charlon en dam seit. Tu l’as sans doute remarqué, ami-lecteur, certains mots sont à peu près compréhensibles.
Bref, tu parles et lis l’ancien français… Et avec tout ça on commence à trouver de la littérature dans cette langue. Et les premières œuvres qui émergent sont les chansons de geste.
La chanson de geste ou le récit des premiers super-héros
Et oui Ascelin, les chansons de gestes pourraient presque être les ancêtres des super-héros Marvel ou DC Comics. Ce sont des récits qui relatent les exploits guerriers d’un ou plusieurs héros. Ce héros, qu’il soit au singulier ou non, est un chevalier super fort, super endurant, super loyal à son seigneur. Il est la figure du Bien par excellence. Les autres personnages ont, eux aussi, des rôles bien définis, que ce soit celui de l’ami et confident, celui du lâche ou celui de l’ennemi. Le Bien contre le Mal, comme dans Marvel. Bon, soyons francs, Ascelin, il y a quand même beaucoup de différences entre la figure de Thor et celles de Roland, Charlemagne ou Guillaume d’Orange…
La diffusion des chansons de geste en premier lieu. En effet, ces dernières sont des récits oraux, psalmodiés en public par un artiste qui s’accompagne le plus souvent à la vielle ou à la rote – rigole pas c’est un vrai instrument -. Quant aux mélodies qui accompagnaient ces récitations, elles ont, hélas, été perdues.
petite rote à quatre cordes - Les Échecs amoureux, manuscrit (xve siècle).
Bien entendu la chanson de geste est en vers mais ceux-ci ne sont pas regroupés en strophes mais en laisses – pas tomber ton fils si tu veux pas...-. Toutefois les vers qui composent ces dernières ne riment pas forcément... Ceux des plus anciennes chansons de geste sont assonantes, c’est à dire s’achevant sur la même voyelle accentuée.
Le barde Buzitde, dans la série Kaamelott, incarné par Didier Bénureau
Quelques cycles et une chanson de geste passée à la postérité
Revenons à notre parallèle avec Marvel et DC Comics… Comme les adaptations cinématographiques de ces derniers, certaines Chansons de geste sont les parties de cycles. Ces derniers mettent en scène le même héros ou une même famille. Un peu comme les Spiderman ou les X-mens. Trois grands cycles sont particulièrement connus – et fournis - : celui de Charlemagne ou Cycle du Roi, celui de Guillaume d’Orange et celui de Doon de Mayence ou Cycle des barons révoltés.
Le premier, tu l’auras compris, offre des chansons de geste mettant en scène, directement ou non, la figure de Charlemagne. Figure ici mythique et littéraire plus qu’historique. Ce cycle comporte treize chansons de geste… Ces dernières balaient une grande partie de la vie du célèbre empereur puisque trois d’entre elles composent ce qu’on appelle Les Enfances de Charlemagne parmi lesquelles Berthe aux grands pieds qui met en avant la mère du roi. Bref, c’est un cycle complet… Plus marquant, c’est dans le Cycle du Roi qu’on trouve LA chanson de geste sans doute la plus célèbre : la Chanson de Roland.
La Chanson de Roland transforme, au XIe siècle, en œuvre épique un évènement supposé historique, le massacre en août 778 de l’arrière-garde de Charlemagne à Roncevaux. Celui qui donne son nom à ce récit en décasyllabes est le chevalier Roland, préfet de la Marche de Bretagne qui trouvera la mort lors de l’attaque. Dans cette chanson de geste, on a tous les ingrédients d’un blockbuster médiéval : fidélité au suzerain, religion, courage de héros qui ne sont vaincus que parce qu’ils ont été trahi, aventures sentimentales, tout ça tout ça... C’est épique, c’est triste, c’est médiéval.
Détail de La mort du chevalier Roland - Miniature tirée de "L'entrée d'Espagne" manuscrit du XIVème siècle © AFP / Luisa Ricciarini/Leemage
Et si tu n’as jamais eu l’occasion de lire La Chanson de Roland, ou d’en étudier des extraits pendant tes études, laisse-moi donc t’en offrir un échantillon avec la mort de Roland (Chapitres CLXII – CLXXVII), en ancien français accompagné de sa traduction – parce que quand même l’ancien français c’est pas super accessible...- :
Rollanz s’en turnet, par le camp vait tut suls / Roland s’en va. Il parcourt seul le champ de bataille
Co sent Rollanz que la morz li est près / Lui-même sent que la mort lui est proche
Halt sunt li pui e mult halt li arbre. / Les puys sont hauts, hauts sont les arbres
Quatre perruns i ad, luisanz de marbre / Il y a là quatre perrons, tout luisants de marbre
Dix colps i fiert par doel e par rancune / Par grande douleur et colère, il y assène dix forts coups.
Cruist li acers, ne freint ne ne n’esgraniet / L’acier grince, mais point ne se rompt ni ne s’ébrèche.
Rollanz ferit el perrun de sardenie / Roland frappe une seconde fois au perron de sardoine
Cruist li acers, ne briset ne n’esgraniet / L’acier grince : Il ne rompt pas, il ne s’ébrèche point.
Rollanz ferit en une pierre bise / Pour la troisième fois, Roland frappe sur une pierre bise
L’espée cruist, ne fruisset ne ne briset / L’épée grince mais ne rompt toujours pas.
Li Quens Rollanz se jut desuz un pin / Le comte Roland est là, gisant sous un pin
Envers Espaigne en ad turnet sun vis / Il a voulu se tourner vers l’Espagne
Desur sun braz teneit le chef enclin / Alors sa tête s’est inclinée sur son bras,
Juintes ses mains est alez à sa fin / Et les mains jointes, il est allé à sa fin.
Voilà ami-lecteur, nous pouvons revenir au monde moderne, celui peuplé par des héros en collants et pas en armure… J’espère que cet épisode t’aura appris un ou deux trucs… Je te rappelle toutefois que je ne suis qu’une amatrice, pas une universitaire, aussi toutes mes excuses si des erreurs ont été commises, sachant qu’elles sont de mon seul fait. Ben ouais j’ai pas d’assistant…
Nous nous retrouverons en juin, le samedi 25, pour le troisième épisode de ce Culture et Confiture médiévales. Et pour l’arrivée de l’été il fera effectivement très chaud au Moyen-âge puisque je te parlerai petits cœurs rose et amour courtois...
Sources :
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Wikipédia
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Histoire de la littérature française – Daniel Couty – Larousse – 2002
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Chrétien de Troyes, Conte du Graal (Perceval)
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Pierre Kunstmann, Ottawa/Nancy, Université d’Ottawa / Laboratoire de français ancien, ATILF, 2009. Publié en ligne par l’ENS de Lyon dans la Base de français médiéval, dernière révision le 16-6-2013, http://catalog.bfm-corpus.org/perceval
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LECLERC, Jµacques, « Les Serments de Strasbourg (842) » dans L’aménagement linguistique dans le monde, Québec, CEFAN, Université Laval, 10 octobre 2021
Encore bravo pour ces articles. Je me régale à chaque fois ! 👍